HUA Lian Shénmì 卍 Sans cesse on prend le masque, et quittant la nature, on craint de se montrer sous sa propre figure

Qui se souvient du premier jour de sa naissance ? De la première fois que ses yeux se sont ouverts sur le monde, de sa première goulée d’air ? De chaque seconde de sa vie ?
Il parait que ce genre de personnes existe ; ils portent le nom d’hypermnésiques. Je ne suis pas l’un d’en eux mais j’ai toujours eu l’impression que j’étais différente, comme si cet univers n’était pas le mien, comme s’il y avait un écho quelque part que je ne comprenais pas, quelque chose qui sonnait étrangement. Je n’ai compris que bien plus tard ce que cela signifiait mais je vais commencer au début… même si je sais que ce texte ne doit exister que dans ma tête, que personne ne devrait le lire au risque que l’on me prenne pour une folle et qu’on m’enferme.

Je suis née dans la petite ville de Zhouzhuang, appelée aussi parfois la Venise de l'Est. Si j'étais un livre de géographie ou de tourisme, je dirai que c'est une ville pittoresque, presque rurale si on omet toute l'eau qu'on peut y trouver, mais pour moi elle était juste mon chez moi, c'est la terre de mon enfance. Elle est située entre Shanghai et Suzhou dans la province du Jiangsu en Chine. La vie y était agréable, pas aussi tendue que dans une grande ville mais, même si tout le monde ne se connaissait pas forcément, c'était un endroit où la rumeur pouvait vite courir. A cette époque dans mon pays, la politique de l'enfant unique était de mise et bon nombre de filles étaient abandonnées ou juste... oubliées dans les orphelinats. Bien souvent elles ne vivaient juste pas.

J'imagine que je peux dire que j'ai eu de la chance, mes parents m'avaient désirée, ou plutôt ils avaient désiré un enfant, un fils. On leur avait assuré que je serai un garçon si ma mère prenait certains produits, certains remèdes prescrits... malheureusement les dieux ne l'entendirent pas de cette oreille et je naquis fille alors qu'ils avaient tout préparé pour l'arrivée de leur enfant unique, leur fils, leur héritier. Je devins alors cet héritier, ce fils tant attendu. Mon père me déclara garçon, et je fus nommée en tant que tel. Je grandirai en tant que tel, c'était écrit, pour l'honneur de la famille, je serai un garçon.

Au début bien sûr je n'avais pas conscience de ce qui était, mais mon éducation était faite en ce sens. Pas de jolies petites robes pour moi mais des tenues bien masculines... l'éducation du parfait petit héritier, et même une école de garçon... Est-ce que je vécus mal mon enfance pour la cause ? Est-ce qu'une chenille a conscience de ne pas être papillon ? Je ne le pense pas. J'ai vécu comme on m'a éduqué, formé, peu m'importait mon sexe de naissance à cette époque, je savais juste que je ne devais pas montrer certaines choses même si je ne savais pas pourquoi... du moins au tout début.  En ce temps-là de toute manière, une grande part de l'éducation était faite dans la famille, du moins en ce qui concernait la mienne. Ma famille était plutôt du genre conservatrice et ... comment dire, bien cotée si je puis le dire ainsi.

Lorsque j'eus cinq ans, mon père fut muté en Amérique par sa boite et ma mère le suivit ainsi que moi, bien entendu. Nous nous installâmes à Sainte Barbara et c'est là que tout bascula pour moi.

Des images me reviennent...

Ce ne fut pas instantané, bien sûr, mais la nuit dans mon lit, je rêvais. Ces rêves me paraissaient si réels que parfois au matin j'avais des doutes sur qui j'étais vraiment. J'avais l'impression de pouvoir toucher du doigt cette vie et parfois je sentais encore dans mon corps les souffrances du passés alors que l'aube laissait place au jour, comme si mon corps, lui aussi, se souvenait.

Peu à peu j'ai compris. J'ai compris que cette fille si forte que je voyais dans mes rêves, c'était moi... Cette fille qui comme moi avait dû paraître homme, se battre pour les siens, cacher qui elle était... pour sa famille, pour son honneur, pour sa vie, c'était moi. Par un étrange caprice du destin, ma vie se répétait.

J'ai embrassé ce passé comme un vieil ami retrouvé, je n'en ai parlé à personne mais j'en ai fait ma force. Enfin je me sentais complet ou plus complet que je ne l'avais jamais été en tout cas. Je me sentais plus vif, plus intelligent, Je n'avais plus l'impression d'avoir cinq ou six ans dans ma tête...  et parfois je me sentais même... femme. Il fut une vie il y a bien longtemps où je l'avais vraiment été. J'avais désormais toute une existence derrière derrière moi. Une vie pour me guider.

En vivant aux États-Unis, j'ai découvert un tout nouvel univers. Des choses belles, très belles même et d'autres bien moins reluisantes. Savez-vous comment l'Homme traite ce qui est différent de lui ? Je pense qu'au fond de vous vous le savez.  Petit chinois perdu en Amérique, j'ai connu les quolibets, les insultes et les brimades et pourtant toujours j'ai tenu la tête haute. Et puis... je n'étais pas un petit oiseau sans défense.

En grandissant, je me suis débrouillé  me faire naturaliser américain prétextant à mes parents de vouloir m'intégrer dans mon nouveau pays. Pourtant je gardais tout de même en parallèle ma nationalité chinoise pour ne pas tirer un trait totalement ce qui j'avais été... Mais je pus ainsi servir mes desseins. Pendant des années, je forgeais mon corps dans un guǎn et dès que je le pus, je tentais la sélection pour entrer aux seins des forces de police. Mon but n'était pas de m'y attarder mais en moi je nourrissais des ambitions bien plus grandes qui ne pouvaient être atteintes que par étapes.

Cinq ans plus tard, je réussissais mon entrée  dans l'unité spéciale du S.W.A.T et petit à petit, comme l'oiseau fait son nid, je montais les échelons jusqu'à y devenir Capitaine d'escouade. Un bien jeune capitaine doué pour les stratégies et plus qu'agile. Je n'étais pas ce genre de chef à se cacher derrière ses hommes, bien plus que de raison j'étais en première ligne car c'est bien là le seul endroit où je me sens vraiment vivant.

Je me souviens, il me semble, d’une vie que j’avais autrefois. Dans la flamme de mes souvenirs me reviennent des images des batailles et des sons qui me mettaient en émois.

J’étais une jeune fille aimant la vie et la liberté, me marier pour l’honneur de ma famille était ma destinée mais pas vraiment mon envie, et puis cette lettre est arrivée convoquant à la guerre un mâle par famille. Mon père aurait été trop vieux pour survivre à cette guerre, quant à mon jeune frère, Fang ? Il était bien trop jeune. J’étais versée dans l’art du combat depuis mon plus jeune âge grâce à mon père et c’est sous les traits d’un homme, revêtue de ses atours, que je m’engageais pour l’honneur de notre famille sous la bannière de l'empereur Tuoba Tao (~ empereur Taiwu) pour le bien de la dynastie des Wei du Nord contre les envahisseurs de Ruanruan. C’était dans les années 424. J'avais alors seize ans.

Me battre, je savais y faire, mais paraître et agir comme un homme, je n'avais jamais essayé. Dans mon village natal, une femme n'avait pas à rougir de se battre, mais pour eux, pour l'armée ? Pour l'Empereur surtout, je n'y avais pas ma place. Si on découvrait ma véritable nature, je risquais la mort et ma famille bien pire... la perte de leur honneur en plus de leur propre vie. J'ai vécu cachée, brillant par mes exploits, cachant mon corps que tous ne sauraient voir. J'ai brillé bien plus que bien des hommes, comme une étoile.

La guerre a duré bien longtemps car aucune bataille ne semblait être la dernière. Toujours l'Empereur avait d'autres ambitions. Après avoir repoussé les Ruanruan vers le désert du Gobi, nous les avons chassés de la steppe vers les montagnes du Baïkal puis nous avons attaqué les royaumes Xiongnu de Xia dans le Shaanxi. Durant des années cela n'a pas cessé. Les Ruanruan, nous les avons affrontés mainte et mainte fois durant tout ce temps, je me souviens  par exemple des raids mémorables et dévastateurs de 429 et en 436 l'invasion du royaume de Pei Yen (Yan du Nord, dans le Jehol).

Aux côtés de mes camarades, je me battis durant douze ans et je devins l'une des guerrières les plus compétentes et les plus estimées de l'armée, obtenant même le grade de Général et ce, bien que nul ne sut que j'étais une femme.  Lorsque la guerre contre le royaume de Pei Yen se termina, je demandais à quitter mon poste, bien que fort élevé au sein de l'armée, afin de rentrer dans ma famille. Plutôt que recevoir terres, titres et argent, je voulais simplement rentrer. J'obtins bien plus que je n'avais espéré car des titres et de l'argent j'en eu bien plus que de raison. Seule la terre je ne la pris pas de peur de devoir rester non loin de la capitale.

Par la grâce du Grand Khan, je pus regagner mon domaine où je revêtis à nouveau les atours et les usages de la femme. Bien des mois passèrent ensuite et lorsque je revis mes anciens compagnons d'armes, ils n'en revinrent pas de découvrir celle que j'étais vraiment. Eux qui m'avaient côtoyée si longtemps n'avait jamais soupçonné une seconde ma véritable essence. Malheureusement sans doute aurais-je dû continuer à ne pas révéler celle que j'étais sous mon armure car le fils de l'empereur en fut conquis... Belle, intelligente, douée pour la guerre et la stratégie ? Il me voulut pour femme. Plus qu'un caprice, je devins son obsession. Longtemps il insista, multipliant les supplices, les cadeaux et les ordres. Lorsque la contrainte fut telle que je ne pouvais plus refuser, je lui donnais pour réponse mon choix : le jugement de Yanluowang  plutôt que ses bras. C'est ainsi que ma vie prit fin, de la lame de mon épée... par ma propre main.