Permission de minuit

Le doux sentiment de la journée terminée. Un dernier coup d’œil aux allées vides, et ce serait bon. Leksander rejoignait calmement la porte principale de la bibliothèque vide. Ses pas résonnaient dans la grande halle sombre ce qui le tenta un peu trop pour faire un léger pas chassé dansant histoire d’entendre le son de ses chaussures claquer entre les murs. Il secoua la tête à son propre enfantillage en rigolant tout seul puis il attrapa sa veste qu’il avait laissée à l’accueil. Il ne restait plus que lui à cette heure-ci, et il ne travaillait pas le lendemain, alors il attrapa un stylo et le bloc-notes à ses côtés pour écrire un mot à Clara, la jeune femme bibliothécaire employée ici : ‘And... Good Morning Clara ! Je t’ai préparé ton poison noir, tu n’as plus qu’à appuyer sur le bouton de ce que tu appelles « cafetière » (ne tente pas une nouvelle fois de m’expliquer ce que c’est, je réfute cette invention). Appelle-moi au besoin, have a nice day !’ Il déposa sa note sur le bureau et tourna les talons pour quitter les lieux.

Alors qu’il descendait les marches, il enfilait sa veste en tentant de ne pas lâcher son moleskine, son livre du moment, et ses clefs au passage. Chose faite, non sans mal, il regarda l’heure sur sa montre et fit une légère moue d’hésitation. Leks hésitait entre un restaurant et un verre à l’Opal Bar avant de rentrer chez lui. Bon, l’hésitation ne dura que quelques secondes parce que son cœur d’Anglais avait vite fait de trancher quand il était question de Porter.

Quelques minutes plus tard, il poussait la porte du pub, profitant immédiatement de l’ambiance qui y régnait. Il s’avança machinalement vers le bar pour passer sa commande. Il leva les yeux sur les bouteilles derrière le barman, et opta alors pour une Fuller’s London Porter, une valeur sûre, accompagnée d’un Octomore et d’un verre d’eau. Une vieille habitude ce trio gagnant. Leks patienta et régla sa commande avant de chercher une place qu’il trouva plutôt facilement. Ce qui l’était moins, c’était de devoir porter ses trois verres jusque là-bas. Il sourit alors et retourna son moleskine pour s’en servir de plateau avant qu’on ne lui propose de l’aide. Il était toujours plein de ressources et d’imagination dans ce genre de situation, ce qui fit d’ailleurs rire le barman, mais en même temps, personne n’était encore arrivé à se mettre entre un Anglais et sa bière.

Arrivé à la table choisie, près de la fenêtre, Leksander se laissa tomber silencieusement sur la banquette après avoir déposé ses boissons. Il ôta sa veste qu’il laissa à côté de lui avant de desserrer légèrement sa cravate pour au final, la retirer, elle l’agaçait après toute une journée. Un léger soupir de soulagement et il s’enfonçait légèrement sur son siège, attrapant son livre et l’ouvrant par la même occasion après avoir glissé son porte-page sur son pouce. À peine avait-il repris sa lecture qu’il portait sa bière à sa bouche pour en boire une gorgée. Le bruit ambiant ne le dérangeait pas, ça ne l’embêtait jamais. Il avait cette capacité à se concentrer si rapidement que quelques fois, c’était presque surnaturel, ça devenait d’ailleurs difficile de le tirer de cet état, surtout s’il lisait.

Ce fut d’ailleurs pour cela qu’il ne remarqua pas cette silhouette familière qui rentrait dans le pub alors qu’il était déjà quatre chapitres plus loin. Les seuls mouvements qu’il effectuait, étaient soit pour tourner ses pages, soit pour boire une gorgée de bière. Bière qui touchait presque à sa fin d’ailleurs, mais le whisky patientait sagement derrière le verre d’eau. Sa bulle se perça soudainement quand un timbre de voix avec un accent distinct arriva jusqu’à lui. Les yeux bleus de Leksander se levèrent alors du bouquin pour dévisager une vieille connaissance. What the... Un rire pouffé vint alors traduire sa surprise :

« Finn ?! »

Il se leva alors, lâchant son livre. Finn Anderson. S’il y avait bien une personne que l’anglais ne pensait pas voir à Santa Barbara, c’était bien son compatriote et ancien collègue. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, c’était… Oui, bon… C’était juste avant que Kathleen ne meure. Leks n’avait fait aucun adieu quand il avait posé sa démission et avait quitté l’Angleterre, il ne l’avait d’ailleurs dit à personne hormis sa famille. Et à vrai dire, il ne savait même pas si les Anderson étaient au courant du décès de sa femme. Mais bref, cela n’enlevait rien au plaisir de l’instant, et des retrouvailles soudaines. L’ancien professeur affichait un sourire à la fois surpris et heureux.

« Ce serait plutôt à moi de te poser la question ! Depuis quand tu préfères l’Atlantique à la Manche ? »

Il eut un léger rire et finit par tendre la main vers son vieil ami pour la lui serrer avant de reprendre sa place.

« Je t’en prie, installe-toi ! »

Il pointa l’espace vacant à sa table en guise d’invitation avant de fermer son livre et retirer le reste de ses affaires de la table. Il ne put s’empêcher de dévisager un moment Finn en souriant, il finit par secouer la tête en se redressant :

« Plus sérieusement… Il va falloir que tu m’expliques. Qu’est-ce que tu fais à Santa Barbara ? Pour ce qui est du PUB, j’ai déjà ma réponse. »

En conservant son éternel sourire, Leks pointa la pint devant lui et s’apprêta à l’écouter, plutôt impatient.

Dire que Leksander était surpris était probablement un euphémisme. Il était à la fois content et étrangement mal à l’aise, à vrai dire, il appréhendait ces retrouvailles soudaines. Il avait pensé plusieurs fois aux Anderson, à Finn, quand il avait quitté le Royaume-Uni. Dans son for intérieur, il se sentait en quelque sorte coupable d’avoir tout laissé derrière lui sans préambule, mais d’un autre côté, il n’aurait jamais pu avancer et faire son deuil en restant où il était. Ça avait été égoïste, et il en avait été fier.

Bien que toutes ces pensées traversaient son esprit, son sourire demeurait sur son visage quand il vit l’anglais s’asseoir face à lui. Un instant, il se revoyait à Londres, pendant les soirées après les cours, les tutorats et par la suite le travail. Instinctivement, il avait appuyé ses bras croisés sur la table, curieux d’entendre ce que son ancien collègue avait à lui raconter. En observant les expressions de Finn, Leks comprit rapidement qu’il avait probablement posé la question qu’il ne fallait pas. Ses sourcils c’étaient froncés légèrement faisant transparaître son air inquiet.

La suite de la conversation prit un tournant auquel le quadragénaire ne s’attendait pas. Lui qui pensait qu’il allait être la cause d’une ambiance lourde si on lui demandait des nouvelles de Kathleen, le voilà battu. Le visage fermé, il encaissait le ton concis du professeur qui ne semblait pas vouloir s’étendre sur le sujet, et Leksander ne pouvait pas lui en vouloir.

« Je suis navré, Finn. Sincèrement. »

Sa voix était plus grave, ses yeux compatissants. Dire qu’il savait ce que cela faisait, sonnait faux pour lui. Oui, il avait perdu la femme qu’il aimait, mais il s’imaginait que la disparition d’un enfant était pire, bien qu’il soit mal placé pour imaginer telle situation.

Son regard s’était baissé sur la mousse de la bière qui marquait les bords de son verre, respectant le fait que son vieil ami ne veuille pas en parler plus même s'il trouvait cela anormalement froid. Il se tira de sa passagère distraction en levant ses pupilles vers le brun face à lui, esquissant un faible sourire par la suite. Il était toujours professeur, ça ne l’étonnait pas vraiment, il était doué. Ce qui l’étonnait plus, c’était la nouvelle qui suivait. Leks ne savait plus comment réagir au fil de cette conversation qui était passée d’un décès à une naissance… Et pour se réjouir, il faudrait d’abord qu’il aperçoive quelconque joie chez son interlocuteur. Il passa sa main sur sa nuque et se redressa avant de poser ses dix doigts autour de son verre de whisky :

« Je vais avoir du mal à poser des félicitations après ce que tu viens de dire… - il marqua une courte pause, regardant alors Finn dans les yeux - D’autant plus que, je pense te connaître toujours, ou du moins encore assez pour voir que tu ne vas pas bien. »

La franchise de Leksander n’était plus à démontrer, il savait toujours poser la vérité de façon calme, sans blesser, mais cela ne voulait pas dire que c’était agréable sur l’instant à entendre mais il le faisait toujours de manière à ce qu'on sente qu'il n'était jamais fermé à la conversation. Il voyait très bien qu’un poids accablait son ancien collègue.

« Je ne te forcerai pas à dire quoi que ce soit, mais si tu te laisses tomber comme tu sembles être en train de le faire, tu ne trouveras aucun réconfort. »

L’anglais laissa cette perche tendue en suspens, et il esquissa un faible sourire en entendant le retournement de question qui lui était adressé. Deux options s’offraient à lui : soit il éludait et épargnait à son ami la nouvelle du décès de Kate, rajoutant de la purée de pois au brouillard qui semblait déjà lui occuper l’esprit, soit il lâchait tout et regardait Finn devoir à son tour revivre un deuil qui le ferait repenser au sien. Cependant, Leks n’était pas dupe, il n’allait pas pouvoir éviter le sujet bien longtemps, car non seulement, il n’allait évoquer Kathleen dans aucune de ses phrases, mais aussi, car il ne portait plus son alliance depuis plusieurs années déjà. Il se sentait un peu avantagé d’avoir fait son deuil si… normalement, s’il pouvait dire.

« Eh bien, je n’enseigne plus. J’ai pris un poste à la bibliothèque de la ville, je la dirige et m’occupe de la conservation d’archives et œuvres littéraires... Je ne me suis pas vraiment éloigné de ce que j’aime à vrai dire, au contraire. »

Leksander marqua une pause en buvant une sippée de son Octomore avant de reprendre calmement.

« Quant à Santa Barbara, il y a déjà longtemps que cette ville m’attirait. Et puis il y pleut moins qu'à Londres, ma mise en pli me remercie. »

Il eut un rire bref à sa propre fin de phrase, un peu de légèreté qu'on lui connaissait bien, tentative de détendre son collègue, puis il reprit une gorgée de son verre. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il ne brise le silence à nouveau sur un ton de plaisanterie faussement sérieuse, son objectif était bien sûr de bousculer un peu Finn qui semblait profondément morose :

« En tout cas, dans mes souvenirs, tu étais plus bavard… À moins que l’âge ne t’ait enfin rattrapé. »