Oup's, I thought I was alone [Feat Tallulah]

L’Absinthe. Je suis rarement du genre à me faire prier quand il s’agit de faire la fête, mais le cabaret du vieux-quartier ne fait pourtant pas partie de mes spots de débauche habituels. Ça doit être l’ambiance, un peu trop Bisounours à mon goût. Ou alors la bienveillance de la patronne qui me fait le plus souvent grincer des dents. Pourtant, elle a un certain flair pour dénicher les talents, et même moi, j’ai été bluffée ce soir. A moins que ce soit le charisme des danseuses qui ont fait leur petit effet, va savoir... Ça doit être quoi, la troisième fois que je viens ici ? Trop peu pour connaître les prénoms des employés, mais suffisamment pour reconnaître certains visages.

Et ça, malgré la quantité astronomique de verres que je me suis encore enfilé. Mais j’ai eu la mauvaise idée de suivre le conseil d’une nana encore plus éméchée que moi, sur un cocktail qu’elle trouvait délicieux, mais qui est en fait dégueulasse - ou alors, c’est le barman qui s’est planté dans les ingrédients, au choix. Pour me faire oublier la mauvaise expérience, elle a proposé d'aller se faire pardonner dans les toilettes, comme si que ça pouvait suffire. Je l’ai bien sûr envoyée chier, mais j’ai gardé l’idée des toilettes. Pas pour la fuir, non, mais pour oublier d’une autre manière...

Bon, okay, je devais pas avoir l’air maline avec mon joint dans les toilettes, mais au moins, ça a fonctionné le temps que ça a duré. D’ailleurs, ça a duré un peu trop longtemps, parce qu’il n’y a plus un chat dans la salle quand je ressors finalement. Plus un chat, mais une mélodie qui attire mon attention vers la scène, où une brune s’est lancée dans un piano-voix pour le moins envoûtant. Rapidement, je repère la bouteille de Whisky sur le bar et m’en sers un verre, avant d’aller m’asseoir à une table, ni trop loin, ni trop proche, pour ne pas l’interrompre. De toute façon, elle n’a pas l’air d’avoir conscience de grand-chose depuis la scène. Et moi, je profite du spectacle, bien installée au fond de ma chaise, et les pieds croisés sur la table. Et même quand elle s’arrête, je ne fais pas un bruit, et l’observe avec attention jusqu’au moment où elle me remarque.

Sa réaction m’amuse, et je prends une nouvelle gorgée de mon verre, alors que le coin de mes lèvres s’étire dans un petit sourire à peine moqueur. Est-ce qu’elle m’a reconnue ? Probablement, mais je m'en fous. C’est peut-être le seul truc positif chez moi, mon côté nature qui fait que je me comporte exactement de la même façon, qu’on me reconnaisse ou pas.

« T'es là depuis longtemps ? »
« Suffisamment. »

Elle a l’air paniquée, j’ai du mal à saisir pourquoi. D’accord, elle pensait être seule et je ne suis probablement pas censée être là, mais j’ai l’habitude de faire des choses que je ne suis pas censée faire. Comme fumer de la beuh dans les toilettes, par exemple.

« Désolée, mais on est fermé... »

Malgré sa remarque, je ne bouge pas d’un iota, mis à part la main qui tient mon verre, et s’amuse à en faire tourner le liquide dans un petit mouvement circulaire.

« Je sais. » Je relève le regard dans sa direction. « Les concerts privés, ça me va aussi. A moins que ce soit réservé uniquement au mobilier ? » Pour illustrer ma question, mes yeux parcourent la salle remplie de tables et de chaises, désespérément vides et inanimées.

Puis je reporte mon attention sur la pianiste, la détaillant un peu mieux pour me rendre compte que c’est une des serveuses. D’ailleurs, je me souviens très distinctement d’elle et ses deux mains gauches, et les bruits de verre brisé qui ont retentit à plusieurs reprises dans la soirée. C’est plus ou moins le genre de raisons pour lesquelles j’ai l’impression d’être dans une œuvre de charité, plutôt que dans un commerce.

« En tout cas, t’as plus de coordination au piano que pour porter des verres. T’as pensé à monter sur la scène pendant les heures d’ouverture ? Ça serait sûrement plus rentable pour ta patronne. »

Tout en parlant, je me lève et récupère la bouteille de whisky, avant de me diriger vers la brune pour offrir de lui remplir son verre, vidé il y a quelques instants.

Les regards que j’échange avec elle en disent à la fois beaucoup, et pas grand chose. Elle est méfiante, comme si que je venais de la surprendre en train de piquer dans la caisse. Pourtant, même si je l’avais vue faire, il y a peu de chances que j’aille la balancer à sa boss. Enfin ça, elle ne le sait pas, et de toute façon, on en est loin. Je lui lance une petite vanne et, bon gré, mal gré, elle fait preuve d’une répartie qui a le mérite de m’arracher un petit rire. Là où elle passe, les verres trépassent, mais au moins, le mobilier est content. Si c’est l’histoire qu’elle a envie de se raconter, grand bien lui fasse.

Et en parlant de verres, elle commence à se justifier, avant de vanter la qualité de ses boissons... Des cocktails, je suppose. « Je bois rarement des cocktails. Et j’en ai pris un seul ce soir, il était dégueulasse. » Je lève un sourcil, avant d’enchaîner. « Mais je te l’accorde, c’est pas toi qui me l’as servi. » Peut-être que les siens sont très bons, remarque. Je pourrais en juger, peut-être, si elle décide de m’en faire un. Mais pour l’instant, c’est moi qui lui remplis son verre de Whisky après sa descente de scène. Et elle enchaîne, arguant qu’il y a déjà assez de talents sur scène, et que le sien n’est pas suffisant. Je suis assez d’accord avec sa première affirmation. Malgré tout ce que je peux me raconter, il y a un concentré de talents non négligeable dans l’équipe. Mais la fin de sa phrase me fait réagir, et je fronce les sourcils, jetant un œil au piano qu’elle vient de quitter. « J’ai vu des gens faire salle comble avec moins de talent que ce que t’as l’air d’avoir dans le p’tit doigt... mais okay, si tu le dis. » Je fais rarement des compliments. C’est même parfois une source de problèmes, quand certains du groupe sont en pleine crise existentielle et que je ne sais pas comment les rassurer. Et que, ouais, quand quelqu’un fait de la merde, je le dis. Mais là, je n’ai même pas besoin de forcer pour reconnaître la présence scénique qui se dégage de la brune. Et elle a l’air de ne pas du tout en avoir conscience. Tu parles d’un gâchis.

Je sens son regard sur moi, pendant que je prends une nouvelle gorgée dans mon verre. La question qui suit me surprend un peu, et je marque une pause. Une seconde, même pas. Juste le temps de me rendre compte que non, elle ne connaît pas le groupe. Et par extension, elle ne sait pas qui je suis. Tant mieux, d’une certaine façon. C’est presque rafraîchissant. Pour lui répondre, je hoche brièvement la tête, avant de lâcher un simple : « Guitariste. » C’est tout ce qu’elle a besoin de savoir pour l’instant. Puis je la regarde s’installer à une table, et se servir dans son paquet avant de me tendre une clope. D’un haussement d’épaules, j’accepte. Quitte à être là, autant en profiter. J’attrape mon briquet dans ma poche pour allumer sa clope. Puis la mienne. Et je finis par m’installer sur une chaise, à peu près en face d’elle. « Et donc, c’est par passion que tu préfères martyriser les verres plutôt que de monter sur scène ? » Elle a réussi à piquer ma curiosité, tu parles d’un exploit. Mais ce n’est pas souvent que je croise une serveuse aussi mauvaise... ni une artiste aussi douée.

Les cocktails et moi, ce n’est pas une grande histoire d’amour. Qu’on ne se méprenne pas, je pourrais boire à peu près n’importe quoi tant qu’il y a de l’alcool impliqué dans l’équation, mais certains mélanges sont dégueulasses, c’est un fait. Mais je suis peut-être tombée sur une professionnelle en la matière, puisque la brune a l’air assez sûre d’elle en affirmant pouvoir me faire changer d’avis. « C’est une invitation ? » Si c’est un défi qui la branche, je pourrais me laisser tenter à jouer les cobayes. Voire plus, si affinités. Même si ma question au double sens lui laisse le loisir de comprendre, et surtout répondre, ce qui lui chante.

Et en parlant de chanter, mon compliment a l’air de lui faire de l’effet. Vu sa réaction, je n’ai pas trop de mal à imaginer qu’on ne lui en a jamais fait de pareil, non. Mais en même temps, il n’a rien d’exceptionnel, et si elle se produisait devant autre chose que des meubles, elle le saurait. Tout en buvant une gorgée de mon verre, je hausse les épaules. Il n’y a vraiment pas de quoi en faire tout un foin. « Tu me remercieras le jour où tu seras là-haut devant autre chose que du mobilier. » Ouais, j’insiste, un peu. Mais j’ai bien envie de l’entendre chanter, encore, sans avoir à me cacher dans des toilettes pour la surprendre. C’est tellement con qu’un tel potentiel soit gâché derrière un bar, alors qu’on se tape des gens qui braillent dans un micro à longueur de journée.

Heureusement, je n’ai pas trop à me plaindre de ce genre de choses au quotidien. La seule qui braille dans un micro chez moi, c’est Pearl, et c’est plutôt agréable, sauf peut-être quand elle a trois coups de trop dans le nez. Moi ? J’arrive à pousser la chansonnette de temps en temps, et disons que j’arrive à chanter juste quand il le faut. De là à ce que ce soit agréable aux oreilles, on n’y est pas encore, mais ce n’est pas ce qu’on me demande. Ce qu’on me demande, c’est de faire des miracles avec mes doigts - sur ma guitare, bien sûr... remarque, ailleurs aussi, mais c’est un autre débat -, et là, je gère sans problème. C’est ce que je lui dis, d’ailleurs, quand elle me demande ce que je fais. Et elle a l’air toute contente d’avoir deviné que j’étais une artiste, vu mon allure... En même temps, je n’ai pas non plus une gueule d’avocate. Enfin, elle a le mérite de m’amuser, de me tirer un petit sourire, et même me faire souffler du nez.

Nos clopes allumées, et nos derrières confortablement installés sur des chaises, je l’interroge de nouveau sur ses choix de carrière, et elle me répond sans trop de filtre... Enfin si, un filtre d’humour raté, à base d’auto-dévalorisation qui me fait rouler des yeux. Je ne vais pas m’amuser à enchaîner les compliments à son égard, ils viennent en quantité limité dans ma machine à bienveillance à moitié tordue. Complètement tordue, même. Donc je soupire, juste. Mais ma curiosité est de nouveau piquée quand elle m’explique ce qu’elle faisait avant. Là, j’ai carrément un sourcil qui se lève, alors que l’autre se tord d’incompréhension. « Un cirque ? J’crois que c’est le dernier endroit où je t’aurais imaginée, chez les clowns. » C’est un raccourci, je sais. Mais c’est ma spécialité, les raccourcis. Ça va plus vite, c’est plus pratique. Et on arrive plus vite au point final. CQFD. « C’est encore plus étonnant que t’aies du mal avec la scène, du coup. Quoique... T’avais un costume ? » Le nombre de performers qui ont eu besoin d’un costume, un alter-ego pour se sentir bien sur scène, est bien plus élevé dans l’histoire que ce dont on veut bien se souvenir. C’est une sorte de carapace pour certains. L’impression de ne pas vraiment être à nu devant le public qui peut se montrer aussi tolérant qu’exigeant, selon les scènes.

Finalement, elle revient à moi. Et si je peux comprendre son intérêt pour moi, et le mystère qui doit régner autour de ma fameuse vie d’artiste, j’ai une nouvelle idée qui va, j’espère, l’inspirer. « J'ai un truc à te proposer. » J’écrase ma clope dans un cendrier, je me lève, et je grimpe sur la scène. Puis je vais choper la guitare acoustique qui traîne dans un coin, et je reviens m’asseoir sur le rebord de la scène, au plus près de la brune. « Je répondrais à toutes tes questions si t’acceptes de m’accompagner. » Tout en parlant, mes doigts commencent à se placer, à caresser les cordes, produisant une mélodie entêtante, mais clairement reconnaissable. Cette chanson, elle la connaît. J’en suis quasiment sûre, c’est un classique. « Deal ? »