And I watch as your head turns full circle ⚹ Arthur

Pour une reprise, elle commençait fort. Cela faisait plusieurs semaines que Joanna n’avait pas mis les pieds à l’Opal. Et pour cause, elle s’était retrouvée dans un accident au large de Santa Barbara, prise dans une tempête au cours de laquelle elle avait perdu connaissance. Il y avait eu plus de peur que de mal, et elle s’en était tirée avec une petite commotion cérébrale. Rien de bien méchant, si on lui demandait. Elle avait donc décidé de reprendre le boulot, contre l’avis médical - et l’avis de sa petite amie, mais ce n’est pas le lieu pour en débattre. La vérité, c’est qu’elle avait besoin de se changer les idées et de voir du monde, pour se sortir de ses pensées qui avaient fusé depuis cette fameuse tempête. Parce que, si au début, elle avait mis ça sur le compte de la commotion cérébrale, elle ne pouvait nier tous les souvenirs qui lui remontaient, lui embrouillant l’esprit comme jamais. Elle n’était même plus tout à fait sûre de savoir qui elle était...

C’était d’ailleurs assez cocasse que son lieu de travail soit un pub, quand on savait le temps qu’elle avait passé, ivre, sur le Revenge. Ce qui était sûr, c’était que le goût du Rhum n’avait pas changé. Pourtant, elle avait toujours préféré le Whisky. Ou peut-être pas ? Elle n’était plus sûre de rien, à vrai dire. Dans ses pensées depuis un moment, elle réorganisait les bouteilles derrière le bar lorsque des voix commencèrent à s’élever, de l’autre côté de la pièce. Elle leva les yeux vers deux hommes, qui étaient debout, et semblaient se provoquer mutuellement. Une dispute de bar classique, en somme. Sauf qu’aujourd’hui, elle avait encore moins de patience que d’habitude (ce qui n’était pas peu dire, honnêtement). Et alors que son esprit commençait à s’échauffer, elle lança un regard à Arthur.

« Tu t’en occupes ? Ou on attend que je sorte le flingue ? » Elle plaisantait, bien sûr. Ou peut-être pas en fait. Même de ça, elle n’en était plus sûre. Tout comme elle n’était pas sûre de savoir si c’était Anne ou Joanna qui s’était exprimée.

Contrairement aux apparences, Joanna aimait son job. Ce n’était, certes, pas aussi exaltant que de commander un sous-marin nucléaire, ni même de voguer sur son voilier avec le vent pour seule compagnie, mais elle aimait bien ce bar. Et Arthur, elle l’aimait bien aussi. Ils n’avaient, pour ainsi dire, rien en commun, mais c’était lui qui lui avait appris les ficelles du métier. Et finalement, c’était assez compliqué de ne pas s’attacher à ce gamin, un peu dans les nuages, et qui se prenait pour un poète d’un autre siècle. Enfin ça, c’était la Joanna d’avant qui le pensait. Maintenant, elle commençait à comprendre ce qu’il voulait dire, et même, elle le croyait !
Mais la poésie, à l’instar de la musique, peut-être que ça pouvait adoucir les mœurs dans une autre époque, mais certainement pas dans ce bar, et pas ce jour-là. Joanna roula des yeux en voyant la façon dont Arthur gérait la situation... C’est à dire, pas du tout. Et lorsqu’on lui répondit par une insulte, c’en fut trop pour la jeune femme, qui quitta l’arrière du bar pour se rapprocher à son tour. Elle se plaça à côté d’Arthur, les bras croisés. « Je vais traduire pour ceux qui ont le cerveau lent : vous baissez d’un ton ou vous dégagez. C’est mieux comme ça ? »
Un des deux gars se rapprocha d’elle, il faisait facilement trois têtes de plus qu’elle - ce qui n’était pas bien difficile, vu sa petite taille - mais elle ne bougea pas d’un cil malgré sa tentative d’intimidation. Il approcha une main de son visage. « Hé ma jolie, reste en dehors ça, et va nous chercher des bières. » Le sang de Joanna ne fit qu’un tour, et si d’ordinaire elle parvenait à calmer ses pulsions, la présence d’Anne bousculait tout. De sa main, elle lui attrapa un doigt, et le tordit dans un mouvement brusque. L’homme finit à genoux devant elle, hurlant de douleur. « J’ai dit : vous dégagez. »

Toisant du regard l’homme qui était à ses pieds, Joanna ne ressentait aucune pitié pour lui. Pas même de la colère, non. Elle ne ressentait pas grand-chose à son égard, en fait. Et lorsque Arthur s’approcha d’elle, dans une tentative pour désamorcer la situation, elle consentit à lâcher du lest. Relevant les yeux vers l’autre gars, la peur qu’elle lut dans ses yeux provoqua une certaine forme d’excitation. La même que ressentait Anne lorsque la simple évocation de son nom inspirait la peur, à son époque. « Ouais, c’est ça, ils ont compris. » Un léger sourire vint étirer le coin de sa lèvre, alors que le gars se rasseyait à sa table sans demander son reste. Elle n’attendit pas de réponse, et s’éloigna en leur tournant le dos.

Revenue près du bar, elle s’adossa à un panneau en bois, confuse. Ce n’était pas dans ses habitudes d’être aussi agressive. Elle était dure, certes. Mais aussi virulente, presque narquoise ? Ça ne lui ressemblait pas. Ignorant ce qui se passait du côté d’Arthur, elle se servit un verre de whisky, qu’elle but cul-sec. Si elle ne parvenait pas à maîtriser ces nouvelles pulsions, ça allait être compliqué de continuer à bosser dans un pub. En même temps, elle ne voyait pas quel autre corps de métier pourrait lui convenir... Enfin, ce n’était pas d’actualité pour le moment. Voyant Arthur revenir, la question se posa pour lui aussi, mais à l’inverse. Il était difficile d’imaginer qu’il ait fait ça toute sa vie, quand on voyait le calme avec lequel il gérait les situations de crise. Remarque, c’était peut-être ça le secret. « On t’as déjà dit que t’étais trop gentil ? Ça m’étonne presque que tu ne te sois jamais pris un coup. »

Au fur et à mesure que le Whisky faisait son effet, elle sentait son pouls redescendre et ses nerfs se relâcher. D’une certaine façon, c’était assez pathétique d’avoir besoin d’un liquide doré pour ça. Et elle commençait presque à ressentir une forme de mépris pour cette personne qu’elle devenait. Mais elle chassa rapidement cette pensée, ce n’était pas le moment de s’apitoyer sur elle-même. Et puis, ça ne lui ressemblait pas.

Elle afficha plutôt un visage détendu, même un sourire amusé lorsque Arthur lui expliqua qu’il avait des mauvaises phases. « Ouh, je serais curieuse de voir ce que ça donne. » Elle avait bien remarqué que le jeune homme avait des absences, parfois longues de plusieurs jours. Mais elle ne s’était jamais vraiment demandé pourquoi, estimant que ça ne la regardait pas. Tout ce qu’elle connaissait de lui, c’était ce qu’il voulait bien montrer. C’est-à-dire le côté positif, visiblement. Ça lui changeait de la Navy, où il était quasiment impossible de cacher quoi que ce soit, puisqu’ils vivaient presque littéralement les uns sur les autres. En dehors de ça, elle traitait Arthur plus ou moins de la même manière que ses anciens collègues, c’est-à-dire comme un membre de sa famille. « Tu veux dire qu’on a déjà touché à cette belle gueule ? Je suis impressionnée. » Elle illustra ses paroles d’un petit haussement de sourcils, toujours accompagné de son petit sourire moqueur.

Et lorsque Arthur lui retourna sa question, elle se tendit un peu. Mais pour le masquer, elle entreprit de servir un verre qu’elle posa devant le jeune homme, avant de remplir à nouveau le sien. « Je ne suis pas nerveuse, je n’aime pas qu’on me manque de respect. Ce n’est pas trop demandé, non ? » Pourquoi sa gorge s’était-elle serrée en disant cela ? Et son ton soudainement agressif, c’était impossible qu’il ne l’ait pas remarqué. Elle serra la mâchoire plusieurs fois, à s’en faire mal. « Pardon... Et t’as raison, je n’aurais pas dû m’énerver comme ça. » Et elle prit une gorgée dans son verre, se retenant de ne pas le finir de nouveau en une fois.

Contrairement à elle, Arthur ne semblait pas emballé à l’idée qu’elle le voit dans une de ses mauvaises phases. Forcément, il y avait de quoi attiser sa curiosité, mais pas au point d’insister. Après tout, s’il ne voulait pas, c’était son choix. Mais elle avait vécu suffisamment de choses et suffisamment de tempêtes - dans cette vie et la précédente - pour être à peu près sûre de savoir le gérer dans tous les cas. Peut-être qu’elle avait tort, ou peut-être pas, elle ne le saurait jamais. Quoi qu’il en soit, elle n’insista pas et consentit à changer de sujet.

Et le jeune homme lui confia qu’il avait déjà reçu des coups. En voyant la gueule d’ange du blond, il était assez difficile de l’imaginer dans une bagarre. Mais bon, elle n’avait pas non plus une allure de catcheuse, donc il était plutôt malvenu de sa part de remettre ses paroles en doute. « J’espère que t’as bien rendu les coups. » Quel que soit l’état de son ou ses opposants, elle n’avait aucun moyen de vérifier ses dires, donc il était parfaitement libre de dire la vérité ou non. Mais assez étrangement, c’était un petit sentiment de fierté qui la gagnait, en apprenant que celui qu’elle considérait comme son petit protégé savait se battre... Il n’y avait aucun doute sur le fait qu’elle ferait une terrible mère, si l’occasion lui était donnée.

La conversation dévia de nouveau, revenant cette fois sur ce coup de sang qu’elle avait eu face aux deux énergumènes. Malgré sa tension, elle afficha un petit sourire satisfait lorsque Arthur lui confirma qu’ils avaient sûrement peur d’elle. Décidément, ce sentiment était grisant. Et il poursuivit, évoquant la possibilité qu’ils puissent aller se plaindre. Elle leva un sourcil, tout en laissant échapper un petit rire moqueur. « Et aller raconter qu’ils se sont fait calmer par une nana d’un mètre cinquante ? A mon avis, ils préféreraient crever. » Pour une fois que la misogynie jouait en sa faveur, elle n’allait certainement pas se priver d’en profiter. Et puis, elle ne craignait pas grand-chose avec le patron. Il savait parfaitement qu’elle était capable de se défendre face à l’ivresse de grands gaillards comme ceux-là, c’était même un des critères qui avaient aidé à son embauche.

Le blond essaya de lui souffler quelques conseils, et pendant un moment, elle eut l’impression que les rôles s’étaient inversés. Ce n’était pas elle, l’aînée, censée donner des conseils et montrer un exemple de maturité et de sagesse ? Ahem. « Sinon, il y a le Whisky pour se détendre. Ça fonctionne pas trop mal. » Pour illustrer son propos, elle finit son deuxième verre, cul-sec. Il allait falloir qu’elle se calme très vite, si elle voulait finir son service en état... D’ailleurs, elle se servit un verre d’eau pour se remettre les idées au clair, et elle aurait pu jurer avoir entendu Anne grincer des dents en le buvant.

Et en parlant de ça... Elle fixa son collègue avec insistance, pendant plusieurs secondes, avant de finalement oser  dire ce qu’elle avait en tête. « Et sinon, comment ça se passe, avec... Arthur ? » Elle avait légèrement baissé le ton, n’osant pas spécialement aborder le sujet, et ne souhaitant pas spécialement que d'autres personnes puissent l'entendre. Et surtout, elle se rendit compte que sa question ne voulait pas dire grand-chose. « Je veux dire : Tu as des souvenirs ? D’avant ? »

Elle avait l’impression d’être folle, à aborder ce sujet comme ça. D’ailleurs, non seulement elle avait sauté du coq à l’âne, mais en plus, elle ne parlait jamais de ça. Pourtant, ce n’était pas un secret et Arthur ne s’en cachait pas, mais elle n’y avait jamais accordé beaucoup d’importance ou de crédit, avant... Avant.

Chassez le naturel, il revient au galop. Si elle avait dû apprendre à réprimer ses envies tout au long de sa carrière militaire, Joanna n’en demeurait pas moins italienne. Elle avait un caractère fort et savait se faire entendre et comprendre malgré sa petite taille. Ça, c’était bien elle, et ça n’avait rien à voir avec son ancienne vie ; à moins que ce ne soit un trait de caractère qu’elle avait gardé au fil des siècles. Ainsi, elle ne s’identifiait pas réellement à l’air triste qu’affichait Arthur en parlant des coups qu’il avait pu donner, presque avec regrets. Effectivement, elle ne connaissait pas ce genre d’états d’âme, et se délectait plutôt de la nouvelle forme de respect qu’elle avait gagné lors de son échange avec les deux types.

D’ailleurs, c’est en parlant d’eux qu’Arthur répondit à son trait d’humour par une jolie blague, qui décrocha un sourire à la brune. Est-ce qu’il y croyait, sincèrement ? Même un tout petit peu ? Elle n’arrivait même pas à considérer sérieusement la possibilité qu’il ait raison, puisque les deux énergumènes étaient deux des pires clichés qu’on puisse inventer chez le sexe faible. Pour être honnête, elle aurait volontiers fait du plus grand son punching-ball - mais là, c’était Anne qui parlait. « Dis-donc, t’as déjà pensé à être humoriste ? » Enfin, il était écrivain ; c’était déjà la moitié du chemin. Il ne lui restait plus qu’à monter sur scène, entre deux bières servies, pour déjà se faire un public. Des bières ou du Whisky, donc, comme ces deux verres qu’ils levèrent pour trinquer. Il fallait vraiment qu’elle se calme, ou elle ne tiendrait pas la fin de son service.

C’est d’ailleurs peut-être l’ivresse qui la poussa à questionner Arthur sur sa condition. Et elle écouta sa réponse avec attention, buvant ses paroles comme du petit lait. Sur certains points, elle comprenait parfaitement ce qu’il lui expliquait, mais sur d’autres, pas du tout. Ceci dit, ce n’était pas un diagnostic qu’elle recherchait, mais juste des réponses. Elle eut d’ailleurs tout un tas de questions qui s’accumulèrent pendant qu’il parlait, mais alors qu’elle s’apprêtait à les lui adresser, il la devança avec une question qui la stoppa net.

Pourquoi ce soudain intérêt ? Sur le coup, elle tenta de masquer son petit moment de panique derrière un léger haussement d’épaules, et un court mouvement de tête. « Oh, pour rien... Je me renseigne. » Elle lui jeta un regard, essayant de déterminer à quel moment il se rendrait compte qu’elle mentait. Enfin, techniquement, ce n’était pas un mensonge. Pour parfaire son rôle, elle redressa les épaules, l’air détaché. « Je trouve juste ça un peu étrange. Avoir une vie supplémentaire... J’imagine que ça doit être une chance, non ? » Tu parles. Une vraie malédiction.

Si Arthur avait un sens de l’humour un peu particulier, il avait surtout du mal avec le second degré. La question qu’elle avait posée était plus rhétorique qu’autre chose, mais pourtant, le blond lui répondait le plus sérieusement du monde, comme s’il s’agissait d’une vraie proposition. A moins qu’il ne soit entré dans son jeu pour prolonger la blague... mais après un moment d’hésitation, elle conclut que non. Il était vraiment sérieux avec son histoire de stand-up. Pire, il voulait l’embarquer sur scène avec lui. « Moi ? Plutôt crever. » Elle le trouvait beaucoup moins drôle d’un coup, et eut même un petit mouvement de recul, accompagné d’une petite grimace. Comment pouvait-on envisager une seule seconde qu’elle puisse être drôle sur une scène ? Ou qu’elle pourrait réussir à faire rire qui que ce soit, même ? Remarque, avec la Navy, elle avait suffisamment d’histoires à raconter pour divertir une audience toute une soirée. « Je monterais sur scène le jour où tu me battras au bras de fer. » Bon, okay. Elle lui laissait un petit espoir, mais en réalité, elle ne prenait pas beaucoup de risques. Malgré sa grande taille, son collègue avait une constitution de gringalet, et son aversion pour la violence était plutôt à son avantage, à elle. Pour le coup, c’était clairement un risque mesuré.

Mais avec le recul, elle aurait presque préféré se faire humilier au bras de fer, plutôt que de voir la suspicion qui gagnait maintenant le jeune homme. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Pourquoi était-elle allée lui poser une question pareille ? Et plus elle essayait de se défendre, plus son cas s’aggravait. C’est qu’elle était une terrible menteuse, pour ne rien arranger. « Boarf, non. C’est juste pour passer le temps. » D’un nouveau haussement d’épaules, elle esquiva de nouveau la question. C’était grossier, à peine crédible, mais à ce compte-là, elle s’en fichait un peu. Tant qu’Arthur comprenait qu’il n’obtiendrait rien de plus en insistant par là. D’ailleurs, la réponse à sa question était bien plus posée, bien plus réfléchie que tout ce qu’elle avait eu l’occasion d’avoir, jusque là. Peut-être qu’avec les années, le jeune homme avait gagné en sagesse - celle de son ancienne vie, peut-être -, ou tout simplement qu’il avait appris à être en paix avec. Elle, n’avait même pas pris cinq minutes pour réfléchir à tout ça. Ce qui pouvait lui manquer, que ce soient des choses, ou des personnes... D’ailleurs, ce n’était pas du côté d’Anne qu’elle pouvait espérer récupérer une quelconque sagesse, pour ce que ça valait.

Elle n’avait pas l’impression que la dernière question du blond lui était vraiment adressée, mais celle-ci la fit réfléchir quand même. S’il y avait un but, chez elle, elle ne l’avait pas trouvé. A part venir mettre la pagaille dans sa vie, Anne ne lui avait servi à rien pour le moment. Et ce n’était pas prêt de se calmer, visiblement. « Tu crois vraiment qu’il y a un but ? Comme... une destinée ? Un truc du genre ? » Cette fois, elle eut un petit rire, un poil moqueur. Elle n’était pas spirituelle pour un sou, et refusait de croire qu’une force supérieure puisse avoir tout décidé à l’avance. « J’espère que tu ne vas pas commencer à parler de religion. J’arrive déjà à peine à ne pas te prendre pour un allumé. » Elle reprenait ses taquineries habituelles, avec son humour un peu limite. Ce n’était pas méchant, et il le savait... Normalement. Mais peut-être bien que se cacher derrière ce scepticisme un peu cynique était sa meilleure défense, finalement, pour brouiller les pistes sur ses réelles motivations.